La fin de la série TV, on l'a vu, avait déclenché l'ire de certains fans et la prolifération de rumeurs calomnieuses. Il semble que le même phénomène se soit produit -à une échelle moindre- avec le film The End of Evangelion, sauf que cette fois, c'était au tour de ceux qui avaient applaudi la première conclusion de crier à la trahison. "Bourrin", "racoleur", "sans âme", "purement commercial" a-t-on pu lire ici et là... La rumeur galopante a vite abouti au scénario classique de l'auteur trop audacieux que des producteurs soucieux de rentabilité ont écarté du projet pour calmer les mécontents. Or, si Hideaki Anno n'a pas réalisé les premiers longs-métrages Evangelion:Death/Rebirth, il en a rédigé les scénarios et a travaillé en particulier sur les story-boards de Rebirth, lequel sera repris par la suite dans la première partie de The End of Evangelion. La deuxième partie, quant à elle, a été réalisée sous son entière direction. Il faut donc se rendre à l'évidence : Hideaki Anno assume le scénario des films, dans tous ses détails. Est-ce à dire qu'il s'est renié ? Moins que jamais ! Mais pour le comprendre, quelques précisions sont nécessaires.
The End of Evangelion est constitué de deux parties : Air/Love is Destructive et My pure heart for you/I need you, qui sont les nouvelles versions respectives des épisodes 25 et 26 de la série. La première partie est celle que l'on taxe le plus volontiers de complaisance. Il est vrai que le nouvel épisode 25 ne s'embarrasse pas d'introspections et expose les événements qui suivent la fin de Kaoru dans toute leur crudité. Les anges étant morts, la Complémentation de l'Homme est enfin possible. Le jeu de cache-cache entre la Seele et Gendô prend fin et leurs divergences éclatent au grand jour. On devrait même dire qu'elles explosent, tandis que la Nerv affronte un dix-huitième "ange" particulièrement virulent : les JSSDF, complètement manipulées une fois de plus. Inutile de dire que l'hémoglobine prime sur la dentelle ! Pendant ce temps, Misato découvre le pot aux roses (merci Kaji !), Ritsuko tente un baroud d'honneur contre son amant et Asuka sort de sa catatonie en un réveil anthologique, pour la plus grande joie de ses adorateurs. Rei attend son heure auprès de Gendô, quant à Shinji... il ne fait rien !
Le nouvel épisode 26 nous montre l'autre face de la Complémentation, ni plus ni moins que le Troisième Impact, dont vous vous doutiez bien qu'il interviendrait à un moment ou un autre ! Chaque camp l'initie selon sa méthode : la Seele se base sur les EVA de série et la Lance, tandis que Gendô fait des trucs pas très propres avec Rei et l'embryon de l'épisode 8, suscitant ainsi une sorte de géant mi-Adam, mi-Lilith. Qui va l'emporter ? Rei-Lilith confère l'arbitrage au Third Children, l'élu de son cur, qui ne trouve rien de mieux que de déclencher le Third Impact dans un accès de destrudo, et arrête ainsi le sort de l'humanité. Autant le dire, ce destin est effroyable, et la fusion planétaire du genre humain en un grand cri vous noue les tripes pour le reste de la séance. Mais quelques intro/rétrospections plus tard, Shinji réalise que la soupe manque un peu de sel et enraye le processus, laissant à l'humanité une chance d'entamer une nouvelle Histoire...
De toute évidence, ces longs-métrages donnent à la série la fin eschatologique que tous attendaient au départ, dévoilant les principaux mystères ou du moins laissant assez d'éléments pour que chacun puisse en tirer ses conclusions. Les protestataires de la première fin ont été entendus, et bien au-delà de leurs espérances : les scènes violentes ou dérangeantes sont dans la droite ligne des moments les plus noirs de la série, qu'elles dépassent allègrement. Le côté excessif qu'on leur reproche n'est d'ailleurs pas fortuit, j'y reviendrai. Le ton général est d'un pessimisme qu'on trouverait facilement déprimant. Malgré tout, on ne peut pas dire que Hideaki Anno conclut d'une manière académique : ses talents d'auteur ne sont pas restés au placard et imprègnent maintes scènes de cette Apocalypse d'une esthétique indéniable, avec de vrais moments d'émotion qu'on ne saurait qualifier de "bourrins". La musique adopte un ton plus grandiose, digne du grand écran, qui n'exclut pas l'habituel recours aux thèmes classiques de circonstance (c'est Jean-Sébastien qui s'y colle :) sans oublier le tube du Troisième Impact, justement intitulé Komm süsser Tod, dont le thème chaleureux contraste étonnamment avec l'horreur des images. La Nouvelle Genèse promise depuis l'origine est enfin révélée, mais la Bonne Nouvelle selon Anno n'est pas délaissée pour autant : si l'on y regarde de près, les thèmes évoqués dans les épisodes TV finaux se retrouvent bien dans cette deuxième partie, quoiqu'exprimés plus succintement ou sous une autre approche (on a d'ailleurs droit à de nouveaux cocktails de story-boards et de plans live). Non vraiment, cette fin tant décriée par certains n'est pas indigne de la série, loin de là. Et pourtant...
Pourtant, nous sommes nombreux à trouver que quelque chose ne tourne pas rond dans ce film. Quelque chose ou plutôt quelqu'un : Shinji. Le jeune homme, censé devenir un mythe d'après la chanson (dont le thème est singulièrement absent de la partition des films...) est ici littéralement réduit à l'état de serpillière, que Misato traîne sur le parking de la Nerv. De globes oculaires exorbités en retombée de paupières dépressives, de pleurnicheries récurrentes en pauvres sourires blafards, du cirage de Pen-Pen dans la clinique à la non-assistance à pilote en danger, c'est un triste spectacle que nous offre le troisième qualifié : on aurait voulu donner raison aux abrutis qui le tiennent pour une lavette qu'on ne s'y serait pas pris autrement ! Certes, on peut lui trouver des circonstances atténuantes : la mort de son ami Kaoru, qu'il a décidée, la perte successive de ses proches et de ses repères, la folie meurtrière qui se déchaîne autour de lui... Même en tenant compte de cela, on a du mal à reconnaître en cette larve pathétique le brave garçon qui s'ouvrait progressivement au monde et aux autres tout au long de la série. À croire qu'il n'a rien vécu, rien appris ; le voilà retombé dans un état pire que celui de départ ! Oh bien sûr, il finit par comprendre certaines choses et fait un choix qu'on peut estimer positif, mais il lui reste un sacré boulot à accomplir sur lui-même, et à la différence du Shinji de Take care of yourself, il ne nous apparaît guère motivé à se prendre en main. Le commentaire final d'Asuka est assez éloquent... Comment expliquer une telle dénégation du personnage ?
Pour cela, je crois qu'il faut revenir à l'esprit véritable d'Evangelion, à la fois portrait et cheminement psychologique d'un auteur, Hideaki Anno, qui pose dans le même temps la problématique de l'otaku. Le personnage de Shinji en présente les caractères essentiels : repli sur soi, crainte de la relation humaine, fuite de la réalité. Mais c'est un otaku conscient de son état, qui en souffre et qui veut en sortir : "je n'en peux plus d'être seul" murmure-t-il dans son agonie bouleversante de l'épisode 16. À l'issue de toutes ses épreuves et après d'ultimes combats intérieurs, il aboutit à une résolution ferme qui on l'espère rendra le ciel de sa vie plus bleu. Mais dans cette quête, Shinji (de même que les autres personnages dans une moindre mesure) est censé prendre le spectateur-otaku par la main et le sortir du contexte étriqué de l'anime pour lui ouvrir les yeux sur des réalités essentielles. On connaît le résultat : un tsunami de lettres et de mails d'insultes, dont Anno a été fort affecté. S'étant jugé après coup très naïf de croire qu'il pouvait ainsi changer des mentalités aussi sclérosées, le réalisateur a embrayé bien gentiment sur la conception des films, qu'il avait de toute façon prévue avec son équipe. Et manifestement, il y a inscrit l'empreinte de son désabusement... Cette fois, Shinji est chargé des stigmates de l'otaku impénitent et en prend pour son grade : branleur, passif, geignard, autocomplaisant, méprisable. Parallèlement, le trait est délibérément forcé sur la violence et l'érotisme, assaisonnements de prédilection pour l'otaku, peut-être dans l'espoir de l'amener à la nausée... Cerises sur le gâteau, de fines allusions sont glissées ça et là, comme ces plans live de la salle de cinéma où fut projeté Death/Rebirth, ou les menaces de mort et autres graffiti jetés sur les murs du studio Gainax... Le message libérateur est toujours présent, mais alors que la série l'explicitait (en rabâchant au besoin), le film l'engloutit dans son imposant maelström. À celui qui a des oreilles pour entendre de décider s'il a envie de sortir du bain pour affronter les lendemains pas toujours joyeux, mais authentiques de la vie, et tant pis pour les autres...
À dire-vrai, cette thèse n'a jamais été confirmée par Hideaki Anno. Quand on l'interroge sur le message contenu dans The End of Evangelion, il se montre évasif ou élude complètement la question (allant jusqu'à prétendre qu'il n'y a pas de message !). Néanmoins, elle me paraît la plus plausible en regard du faisceau d'indices contenus dans le film et dans les interviews de l'auteur. Ainsi comprise, la Fin d'Evangelion peut enfin être appréciée à sa juste valeur et mise en parallèle avec la première conclusion, sans qu'il soit nécessaire de trancher entre les deux. En vérité, il est assez difficile de se faire une opinion solide sur ces fins alternatives, tant les rumeurs non confirmées et contradictoires prolifèrent. Mais quelles que soient les raisons ayant présidé à la réalisation de l'une et de l'autre, force est de reconnaître que Neon Genesis Evangelion a bel et bien reçu son point final, englobant les diverses lectures que le spectateur pouvait s'en faire au départ. On pourrait même dire que, nonobstant l'orientation du personnage de Shinji et la "vengeance" de Gainax, les films parachèvent à eux seuls 24 épisodes d'une série exceptionnelle. Nul doute cependant que c'est le coup de poker préalable de Hideaki Anno qui en aura fait une série mythique !
(L'auteur tient à remercier Olivier Hagué pour ses très précieuses précisions sur les films d'Eva, ainsi que les administrateurs anonymes des divers serveurs Hotline sans lesquels cette page n'aurait pas vu le jour ^^)
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